Après 30 ans d'actions, une genèse de l’AQLPA
Le 23 juillet 2012, l’Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique a franchi le cap des 30 ans d’existence. Et cela fait également 30 ans qu’André Bélisle préside aux destinées d’une Association qui a marqué l’histoire environnementale et démocratique du Québec. C’est une double longévité rarissime. On la doit à la détermination de cet homme, à son engagement exceptionnel, ainsi qu’à ceux de sa femme, Jocelyne Lachapelle, et aux nombreux militants qui ont soutenu l’action de l’Association pendant toutes ces années.
Éloigné du Québec depuis plus de 22 ans maintenant, il ne m'appartient pas de tracer un bilan des nombreuses actions de l’AQLPA ou de juger de la forme ou du fond de ses actions. On lui doit notamment en grande partie la loi anti SLAPP (poursuite bâillon), ce qui n'est déjà pas rien. André prépare un ouvrage sur le sujet dont l'esquisse a été publiée dans l'Action nationale de février 2012. Je veux simplement ici souligner cet anniversaire en témoignant, pour la première fois, de mon expérience personnelle de la genèse et des premières années de l’Association.
C’est le 22 mai 1982 que décision fut prise de créer une coalition de lutte contre les pluies acides au cours d’une journée d’information et de concertation organisée par le Groupe d’action pour une société écologique (GASÉ) que je présidais. Cette journée aboutira, deux mois plus tard, à la fondation de l’Association québécoise de lutte contre les pluies acides. Afin de faire face aux nouveaux enjeux de la pollution de l’air, l’Association décida d’élargir sa mission en 1992, en ciblant la cause générale plutôt qu'une conséquence spécifique. Son acronyme signifiera désormais « lutte contre la pollution atmosphérique ».
Un rêve-monde décomposé
La prise de conscience du phénomène des pluies acides m'avait fait l’effet d’un véritable électrochoc. En 1980, dans un article de presse, on apprenait que plus de 100 000 lacs du Québec étaient menacés de mort lente par les émanations polluantes des industries de métaux non ferreux, des centrales thermiques et des véhicules moteurs d’Amérique du Nord qui acidifiaient les précipitations sur plusieurs centaines de kilomètres de distance.
Or pendant l’enfance et l’adolescence, j’avais eu le privilège de vivre de longs moments en pleine nature, au beau Lac Gagnon, qui jouxte la réserve faunique Papineau-Labelle. Nous y avions construit un chalet en famille, sur un terrain alors inaccessible par la route, à une époque où ça grouillait de vie. À 18 ans, je fis d’ailleurs un grand rêve qui se déroulait au lac Gagnon : à l’aube, j’émerge du centre du grand lac, lové comme un fœtus dans une bulle-matrice. La brise du matin pousse la bulle flottante devant la plage de notre terrain. Le soleil montant la réchauffe et je me déplie lentement. Elle fond complètement lorsque l’astre atteint son zénith. Je me retrouve alors à mi-cuisse dans l’eau. Devant moi, une femme nue, étendue sur la plage entre deux grands arbres, s’offre, jambes ouvertes. Je m’avance et me penche vers elle…
Ce rêve de renaissance et d'harmonie, d’amour et de génération, aux symboles à caractères mythiques, se trouvait corrompu par cette nouvelle menace de la pollution acide. Les fondements de mon âme et de mon monde se décomposaient.
La mère des luttes écologiques
J’enrageais. Et je me sentais impuissant devant l'ampleur des enjeux. Mais il fallait faire quelque chose. Ce fut la création du GASÉ avec Félix Bouvier, feu Martin Corbeil et feu Dominique Brunel, mon petit frère; les biologistes Isabelle Montpetit, André Bédard et Simon Brunel, mon cousin. La lecture d’auteurs écologistes comme Barry Commoner, Ivan Illich ou André Gorz avaient entretemps forgé ma conviction que le phénomène des pluies acides représentait le symptôme évident d’un système énergétique sans avenir. En quelque sorte la mère de toutes les luttes écologiques, qui nécessitait d'affronter les puissances polluantes établies, dont le Moloch étasunien.
Le GASÉ organisa début 1982, « l’Opération para-pluies acides » conjointement avec la Société pour Vaincre la Pollution (SVP), avec en point d'orgue cette journée de concertation du 22 mai. L’objectif était de former une coalition vouée à combattre les pluies acides. Cette volonté d’union et d'action rencontra un écho notamment chez Pierre Vincent de la SVP et Bruce Walker du groupe STOP (Society To Overcome Pollution), et un écho démultiplié chez André Bélisle, qui arrivait de la Baie James.
Le bâtisseur
Comme André l’a raconté dans l’Action nationale, lui aussi défendait son monde et son âme. Issu du milieu de la construction, monteur de lignes électriques, son profil détonnait dans le monde intello des bios, mais sa force de caractère, ses connaissances du problème et son intelligence politique en imposaient déjà. Son objectif correspondait au nôtre. Il était disponible et pressé d’agir. C’est lui qui prit les rênes de la nouvelle association.
Et actions il y eut. Pendant la décennie 80, plusieurs centaines de conférences, d’actions et de manifestations diverses furent organisées pour informer le public et faire pression sur les gouvernements québécois, canadien et étasunien. Certaines manifestations furent coordonnées avec la sœur jumelle, la Coalition canadienne contre les pluies acides, qui disposait de moyens que nous n'avions pas, dont un relais à Washington. Néanmoins, de 1986 à 1988 l’AQLPA eut six équipes à l’œuvre dans autant de régions du Québec. J'eus l'honneur d'animer pendant deux ans la régionale des Hautes-Laurentides en compagnie notamment de Martin Legault et Daniel Pominville. Pendant cette période, l’Association effectua en moyenne une réunion d’information ou une action tous les deux jours quelque part au Québec. Les pressions populaires nord-américaines portèrent fruit finalement.
Le Canada et les États-Unis signèrent en 1991 un accord bilatéral sur la pollution atmosphérique transfrontalière avec l'objectif de réduire de 50% les émissions de dioxyde de soufre en 10 ans. Selon Environnement Canada, de 1996 à 2010, les concentrations dans l'air du Québec de dioxyde de soufre ont diminué de 57% et celles d'oxydes d'azote de 36%. Un résultat certain. Qui se respire d'ailleurs. Mais encore insuffisant pour sauver tous les lacs. En l'absence de mesures supplémentaires à celles prévues dans cet accord pour réduire les gaz précurseurs des dépôts acides, Environnement Canada estime qu'une surface de 800 000 km2 dans le sud-est du Canada (la France et le Royaume-Uni réunis) continuera à recevoir des quantités nocives de précipitations acides; c'est-à-dire que ces quantités dépasseraient largement les charges critiques des écosystèmes aquatiques...
Sur un plan personnel, j'appris en 1991, pendant un séjour prolongé à Taiwan, que ma fille, Marie-Catherine Leroux, était atteinte de mucoviscidose, une maladie pulmonaire dégénérative. Il n'y avait donc pas de hasard: mon souffle meurtri avait cherché inconsciemment à préserver le sien...
L’œuvre d’une vie
L'époque n'était pas rose. Au début des années 80, le Québec connaissait une crise économique et une crise politique profonde après le référendum de 1980 et l’imposition d’une constitution en 1982. Et la crise écologique se profilait, gravissime. À travers les précipitations acides, la pollution de l’air déployait ce que Luc Gagnon et feu Yves Guérard ont appelé un « effet Schrapnel » : tous les milieux, air, eau, terre, forêt, sont altérés ; la santé humaine est affectée ; les structures matérielles sont fragilisées. L’effet des pollutions de l’air devenait même planétaire avec la destruction de la couche d’ozone et le réchauffement climatique qu’on commençait à peine à prendre au sérieux.
Sky is the limit disaient les Etatsuniens au temps de l’apogée impériale. La limite est atteinte. Trente ans plus tard, la lutte contre la pollution de l’air continue. Et plus que jamais à l'échelle planétaire. J'ai eu le besoin et l'occasion de respirer l'air du grand large, mais toujours mon âme est portée par ce rêve-monde souffle de vie. À l'occasion du trentième anniversaire de l'AQLPA, je tiens ici à rendre un hommage appuyé à André Bélisle et à sa femme, Jocelyne Lachapelle, qui envers et contre tout, en ont fait l’œuvre de leur vie…