La sous-estimation annoncée des émissions de GES
Un texte d’Alain Brunel - Cofondateur et conseiller climat énergie de l’Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA)
Publié le 15 juillet 2016, dans le journal Le Devoir
Le gouvernement de Justin Trudeau a promis une nouvelle approche pour comptabiliser les émissions de gaz à effet de serre (GES) liées aux projets d’oléoducs. Mais il est déjà clair à ce jour que l’approche fédérale d’évaluation des émissions de GES ne reposera pas sur une analyse complète de cycle de vie du pétrole transporté du puits à la roue et sur la durée de vie des oléoducs. Cette « évaluation » sous-estimera donc les émissions totales réelles associées au mégaprojet Énergie Est qui transporterait 1,1 million de barils par jour.
La Commission du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) sur le projet Énergie Est, mandatée en vertu de l’article 6.3 de la Loi sur la qualité de l’environnement, dont les travaux ont été suspendus, avait commencé à étudier le problème des émissions globales des GES liées au projet d’oléoduc. Des experts d’Environnement et Changement climatique Canada (ECCC) lui ont présenté la méthode envisagée par le fédéral pour en estimer le volume. L’AQLPA, comme d’autres intervenants, a critiqué les limites de l’approche fédérale dans son mémoire déposé au BAPE, toujours pas accessible au public sur son site, et lors de la consultation publique menée par ECCC.
Un torpillage ?
L’affirmation du premier ministre Couillard du 11 mai à l’Assemblée nationale selon laquelle il appartenait au fédéral d’évaluer les émissions de GES associées au projet d’oléoduc est venue torpiller, en quelque sorte, le travail amorcé par le BAPE. Elle contredit une motion unanime de l’Assemblée nationale du 6 novembre 2014 qui demandait au gouvernement « d’inclure la contribution globale du projet Énergie Est aux changements climatiques et aux émissions de gaz à effet de serre dans le mandat confié au BAPE ».
On pourrait certes penser que le fédéral fera le travail, alors pourquoi dédoubler les efforts ? Mais plusieurs facteurs contribuant aux émissions de GES des sables bitumineux seront écartés de l’évaluation fédérale au dire même d’ECCC. Par exemple, le carbone libéré ou qui ne sera plus absorbé par les forêts et les tourbières par suite des changements d’usage des terres liés à l’extraction pétrolière ; ou les émissions produites en amont par le gaz naturel acheté par les pétrolières pour fluidifier le bitume dans les procédés d’extraction par injection de vapeur (dits in situ) ; ou encore le potentiel de réchauffement du méthane à court terme, systématiquement et universellement négligé, qui est 84 fois plus puissant que celui du dioxyde de carbone sur 20 ans.
Le nouveau processus d’analyse fédérale des GES se déroule en parallèle de l’enquête de l’Office national de l’énergie. Le gouvernement Trudeau devra intégrer cette analyse dans son évaluation finale du projet Énergie Est selon une procédure encore obscure. M. Couillard a beau clamer sa volonté de réduire les GES, il ne se donnera pas les moyens d’avoir un levier sur cette question par rapport au fédéral si le BAPE en était dessaisi. Veut-il vraiment abdiquer sa responsabilité et se lier les mains au fédéral sur cette question critique ?
L’importance du cumul
TransCanada admet que son pipeline s’accompagnerait d’une hausse de la production des sables bitumineux de près de 40 %, ce qui augmenterait les émissions en amont de dioxyde de carbone (CO2) de quelque 33 millions de tonnes par année (témoignage du vice-président Louis Bergeron aux audiences du BAPE). Mais les émissions globales cumulées par le biais de cette infrastructure sont passées aux oubliettes. Les experts du climat du GIEC soutiennent que pour maintenir la hausse moyenne de la température globale sous les 2 °C d’ici 2100, l’objectif de l’accord de Paris, un volume limité de CO2 peut être émis dans les prochaines décennies. Il y a un budget carbone mondial à respecter. Calculer le cumul des émissions globales selon le cycle de vie du produit et sur la durée de vie de l’ouvrage est donc crucial pour estimer la part qu’aurait Énergie Est dans ce budget.
La durée de vie annoncée de l’oléoduc est de 40 ans, mais c’est un minimum si la demande persiste ! Le projet Énergie Est dit noir sur blanc que la durée de vie théorique des pipelines est « indéfinie » avec l’entretien nécessaire. D’ailleurs, l’oléoduc Ultramar, entre Lévis et Montréal, mis en service en 2012, est prévu pour durer 80 ans… Ce projet a été piloté par Louis Bergeron, actuel vice-président d’Oléoduc Énergie Est pour le Québec et le Nouveau-Brunswick.
Sur 40 ans, on peut estimer de manière prudente qu’au moins 6,6 milliards de tonnes (Gt) de dioxyde de carbone seraient émises en amont et en aval par le produit transitant par Énergie Est. C’est un volume 80 fois plus important que les émissions totales du Québec de 2014. Sur 80 ans, les émissions s’élèveraient à au moins 13,2 Gt CO2, ou 160 fois les émissions du Québec de 2014 ! C’est un volume d’émissions équivalent à celui que de 1,15 à 3,3 milliards de véhicules émettraient sur un an… Rien d’anodin, avant même une analyse complète du cycle de vie…
Les signes de dérapage climatique s’accentuent année après année. Les scénarios d’atténuation des émissions du GIEC reposent tous sur des technologies dites « d’émissions négatives » de GES qui n’ont pas fait leurs preuves à l’échelle requise. Il est donc vital de réduire ou de stopper la production et la consommation des énergies fossiles si on veut vraiment limiter les émissions de GES. « Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde », a dit Archimède. En refusant de servir de paillasson au pipeline Énergie Est, le Québec formerait un solide point d’appui pour démultiplier les réductions de GES au Canada et dans le monde.