Objectif climat Terre vivante
Par Alain Brunel, directeur climat énergie, AQLPA - avec la collaboration de Marc Lebel.
L’image était belle dimanche 2 novembre à Banff devant les Rocheuses. Le président de la France, côte à côte avec un Stephen Harper ravi, en communion devant un panorama spectaculaire de l’Alberta; avant d’entonner de concert l’hymne aux richesses de la province que les entreprises françaises sont bien placées pour exploiter – et où la pétrolière Total a investi massivement. Malaise chez les écologistes français et fâcheuse coïncidence : le jour même où François Hollande atterrissait pour une première visite historique d’un président français dans la province canadienne de l’or noir, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) rendait public le résumé final des trois rapports des groupes de travail sur la physique du climat, les impacts des changements climatiques et les moyens de réduire les gaz à effet de serre (GES).
Oh bien sûr, François Hollande a rappelé lors de sa visite l’importance de l’enjeu climatique - Paris accueillera en décembre 2015 une conférence internationale cruciale des Nations Unies sur le sujet - et le premier ministre canadien a feint de s’y pencher en trompant encore son monde sur les prétendues réductions d’émissions de GES de l’industrie[1]. Mais tous deux avaient manifestement d’abord à l’esprit les centaines de milliards de dollars d’investissements prévus dans l’exploitation des sables bitumineux ces prochaines années... Par là même, ils montrent qu’ils n’ont rien compris à l’urgence climatique, sauf à danser au bal des hypocrites, des aveugles et des culs-de-jatte! Car le GIEC est catégorique : pour atteindre l’objectif de rester sous la barre d’un réchauffement planétaire moyen de 2 ° Celsius au cours du siècle, objectif partagé par le Canada et la France à travers les accords de Copenhague, puis de Cancún, il faudra viser zéro émission nette de GES d’ici 2100, voire aller vers des émissions négatives (i.e. retirer du carbone de l’atmosphère)… Un défi colossal!
L’essentiel des réserves d’énergie fossile doit rester dans le sol
Les faits saillants du résumé du GIEC sont les suivants :
- Sans effort supplémentaire pour réduire les émissions de GES, le réchauffement planétaire moyen atteindra en 2100 de 3° à 5° Celsius au-dessus des valeurs préindustrielles;
- Le GIEC affirme avec un haut niveau de confiance que le cours actuel des choses, même avec des efforts d’adaptation, entraînerait un niveau très élevé « de risques graves, généralisés et globalement irréversibles » : notamment par « des extinctions considérables d’espèces, des insécurités alimentaires régionales et globales et un potentiel limité d’adaptation dans certains cas ». Le GIEC souligne qu’avec une hausse moyenne de 1 à 2 ° Celsius, les risques menaçant les écosystèmes et cultures uniques et les risques associés aux événements climatiques extrêmes sont déjà considérés de modérés à élevés;
- Les scénarios étudiés par le GIEC qui limitent la hausse moyenne à 2 ° Celsius impliquent de cibler d’ici 2050 une réduction globale des GES de 40 à 70% sous le niveau de 2010 et un niveau d’émissions près de zéro, et même sous zéro (émissions négatives) pour la fin du siècle. Cela suppose de déployer largement des dispositifs de capture et séquestration du carbone (CSC) et de bioénergie associée à la CSC, dispositifs pour l’instant expérimentaux ou à élaborer. Et de fixer un prix universel au carbone, ce qui n’est pas une mince tâche malgré le succès économique/écologique rencontré par certains gouvernements comme celui de la Colombie-Britannique avec l’instauration d’une taxe carbone[2].
- Des changements majeurs d’orientation en matière de production, de consommation et d’investissements dans le secteur énergétique et dans l’efficacité énergétique seront nécessaires.
- Pour avoir deux chances sur trois de limiter le réchauffement planétaire à 2 ° Celsius, les émissions cumulatives de carbone émises par l’humanité depuis 1870 ne doivent pas dépasser 2 900 Gt CO2 (milliards de tonnes de dioxyde de carbone). Cette prescription résulte du constat d’une corrélation étroite entre le niveau de CO2 dans l’atmosphère et la température planétaire moyenne. Or, environ 1 900 Gt CO2 avaient été émises en 2011. Il restait donc 1000 GtCO2 dans notre budget carbone à cette date. Depuis 2011, quelque 60 Gt supplémentaires de CO2 se sont accumulées dans l’atmosphère. Cela laisse un solde d’environ 940 Gt de CO2 disponible pour toute l’humanité si l’on veut éviter de dépasser les 2 degrés.
- Le GIEC estime les réserves prouvées d’énergie fossile accessibles aujourd’hui avec les technologies actuelles entre 3 670 et 7 100 Gt CO2, soit de 4 à 7,5 fois plus importantes que le solde du budget carbone global permettant d’éviter le scénario du pire. L’essentiel des réserves d’énergie fossile doit donc rester sous terre.
Ce budget carbone prévisionnel est d’ailleurs entaché d’incertitudes inquiétantes. Il suppose que les absorptions de CO2 par les océans et les forêts demeurent constantes, alors qu’il est probable qu’elles diminuent. Il ne tient pas compte des émissions difficiles à estimer du méthane et du carbone provenant de la fonte d’une partie du pergélisol qui elle est jugée « virtuellement certaine » par le GIEC.
Les sables bitumineux recèlent 10% du budget carbone mondial alloué
Mettons les données du budget carbone du GIEC en perspective des supposées fabuleuses réserves canadiennes. Avec 173 milliards de barils, essentiellement dans les sables bitumineux, le Canada a des réserves prouvées qui le placent au troisième rang en importance dans le monde après l’Arabie Saoudite et le Venezuela. En multipliant ces 173 milliards par les 550 kg de CO2 contenus dans un baril de pétrole, comptabilisés du puits à la roue, on trouve le potentiel total d’émissions de CO2 contenu dans les réserves de pétrole du Canada, soit le chiffre astronomique de 96 milliards de tonnes de CO2.[3] Le Canada dispose donc à lui seul, et avec ses seules réserves de pétrole, de 10% du budget carbone global autorisé pour rester en deçà de la limite de 2°Celsius… Cela démontre l’étroitesse de ce budget au niveau mondial.[4]
Supposons maintenant que nous prenions au sérieux la limite d’émission carbone afin d’éviter un emballement climatique et que la majeure partie des réserves fossiles demeure imbrûlée; les réserves du Canada fondent alors comme neige au soleil. En divisant les réserves par le facteur 7,5, les réserves de pétrole du Canada se réduisent à 23 milliards de barils. Avec une production constante de 4 millions de barils par jour, niveau de production censé être atteint en 2015, les réserves de pétrole brûlables du Canada ne dureraient que… 16 ans… En divisant ces réserves par le facteur 4, les réserves de pétrole brûlables dureraient 30 ans…
Donc si les gouvernements – et les citoyens - prennent au sérieux l’objectif de limiter le réchauffement planétaire à 2 ° Celsius, les investissements massifs consentis dans les sables bitumineux risquent bel et bien de finir en actifs échoués, en actifs perdus (stranded assets) ainsi que le craint le groupe financier Carbon Tracker Initiative[5].
Aussi François Hollande devrait se méfier fortement des prétentions de Stephen Harper à contribuer positivement aux négociations climatiques. Et il serait bien avisé de mettre en garde les entreprises françaises de trop investir dans des sables visqueux qui risquent de les engloutir sans retour lorsque le nouveau paradigme énergétique, celui qui est compatible avec l’objectif climat Terre vivante, rayonnera de tous ses feux…
Cet article a été publié dans le blogue AQLPA.
[1] Voir http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/politique/2014/11/04/003-ges-sables-bitumineux-stephen-harper-environnement.shtml
[3] La production d’un baril de pétrole bitumineux du puits au réservoir génère autour de 125kg de CO2 et sa combustion 430kg de CO2 soit 555kg par baril au total. Dans La Presse du 6 novembre, Pierre-Olivier Pineau retient le chiffre de 87 kg par baril pour la production, donnée valable que pour l’extraction et qui omet les émissions liées au transport et au raffinage. Les évaluations des émissions en CO2 varient en fonction des procédés d’extraction du pétrole bitumineux (mine ou in situ) et des méthodologies utilisées. Nous avons retenu le nombre de kg émis par le procédé in situ car 80% des réserves sont accessibles par cette technique. Les évaluations n’incluent généralement pas les émissions de CO2 consécutives au changement d’affectation des terres ou au torchage des gaz. Les valeurs fournies ici sont donc conservatrices. Pour plus d’information, consulter l’étude sur le cycle de vie des GES des sables bitumineux effectuée par le service de recherche du Congrès américain publiée en début d’année.
[4] Pour plus d’info sur la notion de budget carbone voir : http://www.wri.org/blog/2014/03/visualizing-global-carbon-budget