Lac Mégantic : la peine, le pétrole et les vrais responsables
Un texte d'Alain Brunel, directeur climat énergie, Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA)
Deux ans, le 6 juillet. Deux ans après la tragédie fatale : le déraillement d’un train de 72 wagons de pétrole du Bakken à 110km/heure et le déclenchement du feu de l’enfer qui a mobilisé 1 000 pompiers du Québec et du Maine. Deux ans sans les 47 disparus, proches, amis, collègues, connaissances, évaporés dans la fournaise du diable par une douce nuit d’été. La peine s’estompera avec le temps mais jamais elle ne disparaîtra. L’argent de l’entente conclue selon la loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies ou les sommes éventuelles obtenues du recours collectif intenté contre le Canadien Pacifique et la World Fuel Services n’y changeront rien. Pour les proches des disparus, tout comme pour la ville de Lac Mégantic, plus rien ne sera comme avant.
Mais voilà qu’on annonce que de nouveaux trains de pétrole pourraient passer par Mégantic dès janvier prochain. Blessure ravivée, inquiétude grandissante. Quoi ? Comment est-ce possible? Encore du pétrole chez nous! Oui, et pas seulement à Lac-Mégantic.
Ce n’est qu’un début
Vous avez entendu parler du projet de la compagnie Chaleur Terminals à Belledune au sud de la baie des Chaleurs. La compagnie veut y construire vingt réservoirs de 150 000 barils chacun pour exporter du pétrole albertain sur les marchés mondiaux. Le pétrole bitumineux serait acheminé par train. Deux trains de 120 wagons citernes par jour sont prévus pour ce projet à partir de 2017. Ils passeraient au cœur de Montréal, Saint-Lambert, Saint-Bruno, Mont-Saint-Hilaire, Saint-Hyacinthe, puis Drummondville, Charny près de Lévis et ensuite en plein centre-ville de Rivière-du-Loup, Rimouski, Amqui, Matapédia. Un total de 160 000 barils par jour, 58 millions de barils par année, transiteraient par les villes et villages du Québec. Aucune évaluation environnementale, de type de celles du BAPE québécois, n’est prévue pour ces bombes roulantes : le transport interprovincial par rail est de compétence fédérale. Il faut faire confiance au Parti conservateur du Canada...
Ce même parti qui a osé faire porter l’essentiel du blâme de l’accident de Lac Mégantic sur le mécanicien de locomotive - qui n’a pas serré le nombre de freins à mains prévu à la procédure- et à deux autres employés pris dans l’engrenage d’une culture de sécurité déficiente. Déficiente depuis le sommet de la pyramide de la compagnie MMA, jusqu’à Transports Canada (TC) en passant par les autres transporteurs et intermédiaires comme World Fuel. Ce même parti qui a présidé à l’incroyable laxisme des autorités réglementaires qui n’ont pas anticipé les conséquences de l’explosion du transport par rail du pétrole de schiste du Bakken et des sables bitumineux : + 4 000% entre 2008 et 2013. Il y a eu plus de déversements de pétrole par train en 2013 que pendant toute la période 1975-2012.
Les preuves de lacunes systémiques
Les preuves de nombreuses failles de procédures et de carences systémiques de sécurité dans le milieu ferroviaire se trouvent noir sur blanc dans le rapport d’enquête sur l’accident de Lac Mégantic du Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST). En voici les principales.
La résistance notoirement insuffisante aux chocs et à la chaleur des wagons-citernes DOT 111, qui ne comportaient pas de bouclier de protection ou de couverture thermique et avaient des dispositifs de décharge de pression à trop faible débit. Des améliorations ont depuis été apportées aux DOT111 et de nouveaux types de wagons, les CPC 1232, les remplaceront progressivement sur les rails. Mais ces nouveaux wagons ont déjà été impliqués dans au moins quatre accidents où du pétrole de Bakken a explosé suite à un déraillement. Plusieurs groupes environnementaux étatsuniens poursuivent leurs autorités fédérales pour les lacunes des nouvelles réglementations. Le rapport du BST mentionne qu’en 2013, sur 228 000 wagons citernes en circulation en Amérique du nord, 141 000 ont transporté des marchandises dangereuses…
La catégorie du pétrole du train de Lac Mégantic était mal identifiée. Il avait été classé dans un groupe d’emballage d’un degré de dangerosité inférieur à ce qu’il était réellement. Responsabilité du transitaire Worl Fuel Services – sinon des producteurs eux-mêmes. Surprenant: aucun règlement n’empêchait de laisser un train de marchandises dangereuses sans surveillance sur les voies. Tourner votre regard vers Transports Canada…
La MMA, la Montreal Maine Atlantic, était une compagnie de broche à foin. Une culture de sécurité déficiente dit le BST. En 2009, elle décide de tester l’exploitation de ses trains avec un seul employé sur un tronçon de sa ligne. Seules deux compagnies ont mis en place un système d’exploitation des trains à un seul employé au Canada, la MMA et la QNS&L. En 2009, TC notait que le système d’exploitation à un homme de MMA comportait plusieurs problèmes : « l’absence de consultation des employés sur l’évaluation du risque, les problèmes à gérer le matériel, les problèmes au niveau des opérations télécommandées, les problèmes de conformité aux règles, les problèmes relatifs à la gestion de la fatigue, et le manque d’investissements dans l’infrastructure et l’entretien. » (Rapport BST, p.75). La voie de chemin de fer de la MMA était en mauvais état et le moteur de la locomotive de tête qui avait pris feu avant l’accident – ce qui a obligé les pompiers à couper le moteur qui fournissait l’énergie au compresseur à air qui actionnait les freins indépendants- avait été mal entretenu selon le BST.
Le BST note que l’évaluation du risque de l’exploitation à un seul opérateur, que MMA avait soumise à TC, ne faisait pas état du risque, pour un employé qui exploite le train seul, de devoir effectuer des tâches auparavant faites par deux personnes, telles qu’immobiliser un train sur la voie et le laisser sans surveillance… La formation donnée par MMA aux mécaniciens de locomotive, y compris le ML en cause dans l’accident, sur l’exploitation des trains par un seul employé, s’est limitée à « une courte séance d’information dans le bureau du gestionnaire »…
Transports Canada n’a pas vérifié si les mesures d’atténuation du risque précisées dans l’évaluation du risque de la MMA avaient été mises en œuvre ou si elles avaient été efficaces, alors même que la MMA l’avertissait le 29 août 2012 qu’elle comptait prolonger l’exploitation de ses trains à un seul opérateur jusqu’à Farnham. Le BST note que le bureau de Québec de Transport Canada a été « peu actif » dans le suivi de l’implantation d’un système de gestion de sécurité par MMA – implantation requise par la loi –bien que cette compagnie avait été identifiée, grâce aux inspections de TC, comme présentant un « niveau de risque élevé » en raison « de lacunes de sécurité qui persistaient ». Mais le bureau de Québec « effectuait peu de vérifications et n’assurait pas le suivi des plans de mesures correctives. » Pourquoi? Le BST esquisse une réponse en citant le rapport du comité d’examen sur la loi sur la sécurité ferroviaire de 2007 qui affirmait que « Transports Canada manque de ressources pour s’acquitter de ses multiples responsabilités dans le domaine de la sécurité ferroviaire » (p.95). TC manquait de ressources mais aussi de compétences car elle devait changer sa culture relative à la sécurité : plus question d’intervenir au niveau opérationnel. Il fallait désormais être en mesure d’évaluer « les organisations au niveau organisationnel et systémique ».
Dans la même veine, l’audit du bureau du vérificateur général déposé 6 ans plus tard, le 26 novembre 2013, est accablant. Le passage mérite d’être cité intégralement :
« Transports Canada n’a pas l’assurance requise que les compagnies de chemin de fer de compétence fédérale ont mis en œuvre des systèmes de gestion de la sécurité adéquats et efficaces. Ces compagnies devaient mettre en œuvre de tels systèmes il y a 12 ans. Le gouvernement avait parallèlement approuvé des fonds basés sur la gestion des risques afin que Transports Canada surveille les systèmes. Le Ministère n’a pas encore adopté une approche de vérification qui fournit à la haute direction un niveau d’assurance minimal selon lequel les compagnies des systèmes de gestion de la sécurité adéquats et efficaces pour gérer les risques liés à la sécurité de leurs opérations quotidiennes et se conformer aux exigences en matière de sécurité .»
Le maître pétrole et ses serviteurs
Oui vous avez bien lu, pendant que Stephen Harper favorisait l’accroissement de la production de pétrole au Canada et que le transport de pétrole par rail augmentait de façon exponentielle, pendant que le gouvernement conservateur affaiblissait ou supprimait les contrepouvoirs institutionnels et administratifs et les lois de protection de l’environnement, Transports Canada n’était toujours pas en état de savoir en 2013 si la gestion de la sécurité était faite de manière adéquate par les compagnies ferroviaires. Pire encore, dans le cas de la MMA, on savait au bureau de Québec que son exploitation comportait plusieurs lacunes et on l'a laissé faire à sa guise !
Le maître pétrole et ses serviteurs à Ottawa et ailleurs sont au bout du compte les vrais responsables de ce qui s’est passé et de ce qui risque fort à nouveau se passer si rien ne change dans nos priorités. Les considérations de sécurité sont de peu de poids devant les profits rapides escomptés. L’idéologie conservatrice a abouti à une déréglementation du transport des hydrocarbures et à un amenuisement des contrôles dont les habitants de Lac Mégantic ont été les victimes directes. Cela montre à nouveau l’importance et l’urgence de nous libérer de cette dépendance mortifère au pétrole et que chacun œuvre résolument pour une transition énergétique. L’AQLPA sera présente à la manifestation du samedi 4 juillet en mémoire des victimes et témoigner de sa solidarité avec les habitants de Lac Mégantic.
Une activité de solidarité
Marche #SolidaritéMégantic le 4 juillet « NON au pétrole sale et OUI à notre quiétude, notre sécurité et notre dignité! »
Marche de solidarité en appui à la population de Mégantic qui attend le retour du pétrole sale en janvier 2016.
Samedi 4 juillet à compter de 13h00 à Lac-Mégantic
> INFORMATION
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Texte d’André Bélisle en 2014 : Il y a bientôt un an, Lac-Mégantic