Climat et énergie : le Québec à l’heure de vérité
Par Alain Brunel, directeur climat énergie, Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA)
Pendant que la planète Apple buzz à ses nouveaux gadgets, la planète Terre a une fièvre qui continue d’augmenter sans médecine pour la résorber. Deux récents rapports de l’Organisation météorologique mondiale (OMM) et de PricewaterhouseCooper (PwC) tirent de nouvelles sonnettes d’alarme sur les enjeux climatiques et énergétiques actuels. L’heure de vérité sonne aussi à Québec. À la veille des grandes manifestations et du sommet de New York sur le climat et du dépôt officiel du projet d’oléoduc Énergie Est à l’Office national de l’énergie, les contradictions s’empilent sur le bureau du premier ministre du Québec entre les actions nécessaires pour atténuer les dérèglements climatiques et les intérêts économiques de la pétro-finance.
Soulignons que l’OMM relève, entre 2012 et 2013, le plus fort taux annuel d’augmentation du dioxyde de carbone (CO2) depuis 1984. L’OMM mentionne que « des données préliminaires laissent supposer que cela pourrait être dû à la réduction des quantités de CO2 absorbées par la biosphère terrestre alors que les émissions de ce gaz continuent de croître. » Le méthane (CH4), deuxième gaz à effet de serre en importance, 86 fois plus réchauffant que le CO2 sur une période de 20 ans, a atteint un nouveau pic en 2013 « en raison de l'accroissement des émissions anthropiques. Après une période de stabilisation, la teneur de l'atmosphère en méthane augmente de nouveau depuis 2007. » Inquiétant.
Océans en péril
Au-delà des nombreux phénomènes climatiques extrêmes et records de chaleur survenus en 2013 (dont 51°C au Pakistan !), l’OMM attire l’attention dans son rapport sur le rôle majeur des océans dans le système climatique. Ayant absorbé le quart des émissions mondiales de CO2 depuis le début de l’ère industrielle, ils sont devenus 30% plus acide. Les coraux, crustacés et ptéropodes, en souffrent déjà. Les ptéropodes sont à la base de la pyramide alimentaire des océans. La vie marine est menacée d’effondrement…
Un objectif insuffisant?
La température planétaire moyenne a augmenté de moins de 1 degré Celsius depuis le début de l’ère industrielle et les effets sont déjà majeurs. L’objectif partagé par la communauté internationale est de limiter le réchauffement moyen global à 2°C d’ici 2100. Mais plusieurs scientifiques, dont le renommé James Hansen, estiment que cet objectif, davantage politique que scientifique, est insuffisant pour « stabiliser les concentrations des gaz à effet de serre dans l’atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique », ce qui est « l’objectif ultime » de la Convention Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques.
Or, la tendance actuelle nous mène vers un réchauffement moyen de 4°C d’ici 2100…
Budget carbone épuisé dans 20 ans!
Pour atteindre l’objectif d’un réchauffement limité à deux degrés d’ici la fin du siècle, le rapport de PwC dit qu’il faudrait décarboner l’économie mondiale à un rythme 5 fois plus rapide que celui de 2013, soit - 6,2% par an jusqu’en 2100. L’intensité carbonique, c’est-à-dire la quantité de carbone émise par million de dollars de production, a quand même globalement décru de - 1,2% en 2013. Mais au rythme actuel, selon les calculs de PwC, le budget carbone total alloué pour limiter le réchauffement à 2 °C sera épuisé en 2034, dans moins de 20 ans…
La somme des engagements internationaux de réduction des GES actuellement sur la table donne une trajectoire aboutissant à 3°C, donc encore loin du compte. Le problème, c’est que plusieurs pays, dont le Canada, ne réalisent pas leurs objectifs annoncés de réduction des GES. D’où en fait une évolution vers un réchauffement de 4°C.
Lueurs d’espoir
Deux lueurs d’espoir sont néanmoins soulignées par le rapport de PwC. Pour la première fois, le groupe des pays émergents, dit E7, décarbone son économie plus vite que le groupe des pays du G7. Deuxièmement, ce phénomène s’appuie sur une croissance très rapide des énergies renouvelables, dont certaines (solaire et éolienne) deviennent compétitives avec les énergies fossiles. Ceci pave la voie à une accélération de leur déploiement sur toute la planète.
Le Canada hors champ
Dans ce portrait, le Canada est hors champ. Un dinosaure à la botte du complexe pétro-financier. S’il a réussi à réduire son intensité carbonique de 2,5% en 2013, grâce notamment à la fermeture des centrales au charbon en Ontario, il ratera son objectif auto proclamé de réduction absolue de 17% des émissions de CO2eq en 2020 par rapport à 2005, en raison essentiellement des sables bitumineux. La production du pétrole bitumineux était de 1,9 millions de barils par jour en 2012. Elle doublerait à 3,8 mb/j en 2022 et augmenterait jusqu’à 5 mb/j en 2030.
L’institut Pembina a calculé que les émissions anticipées de GES des sables bitumineux en 2022 équivaudraient à ajouter plus de 22 millions de voitures sur les routes chaque année. La production envisagée en 2030 ajouterait 94 millions de tonnes de CO2éq annuellement par rapport au total émis en 2012. Ce volume supplémentaire est 20% plus important que les émissions totales de GES du Québec en 2012.
Autrement dit, pour compenser la seule croissance des émissions de GES du pétrole bitumineux prévue en 2030 par rapport à celles de 2012, il faudrait retrancher la totalité des émissions québécoises de 2012, plus 20%!
Le grand écart de Québec
On voit bien que le développement envisagé des sables bitumineux est incompatible avec les exigences de réduction radicale des GES requise par la science. Une réduction qui doit se faire dans le monde entier. Le gouvernement du Québec voudrait bien en même temps diminuer ses GES et profiter de la manne pétrolière. C’est un grand écart impossible à tenir. L’oléoduc Énergie Est, s’il était réalisé, entraînerait à lui seul une augmentation des émissions de GES des sables bitumineux de 30 à 32 millions de tonnes par an. Cela représente 40% des émissions québécoises de 2012.
Québec a beau se targuer d’être écouté lorsque son gouvernement se prononce à l’Office national de l’énergie, les émissions de GES que l’oléoduc entraînera en amont et en aval sont un sujet qui a été expressément exclu de ses travaux…
TransCanada voit juste. Grâce à la grande sagesse de la constitution canadienne que nous n’avons pas signée, les vraies affaires : oléoducs, mais aussi rails, aéroports, ports, voies navigables, entre autres, se décident à Ottawa. Quant aux investissements, l’individu « pétromane », la bouche pleine d’argent, pourra toujours se consoler ainsi d’avoir, dans un climat en folie, des cadavres de bélugas plein les bras…